Victor Hugo, âgé de 19 ans, écrit à sa fiancée Adèle Foucher, âgée de 18 ans.
Leur mariage sera célébré le 12 octobre 1822 à Paris, dans la chapelle de la Vierge à l’église Saint-Sulpice.
Le jeune Victor aura bientôt 20 ans. Il est amoureux de son ancienne compagne de jeu, Adèle Foucher qui, elle, a 19 ans. Il a décidé de rester vierge jusqu’à son mariage, trouvant normal qu’on demande à un jeune homme ce qu’on exige d’une jeune fille. Adèle étant tombée malade pendant un bal, il a eu l’autorisation de la regarder se reposer dans son lit le 17 janvier. Mais Léopold, son père, ne lui a pas encore donné son consentement au mariage avec Adèle. Victor souffre. Il la voudrait toute à lui, il la respecte, mais il la désire violemment. Cette « fièvre », lui servira très probablement à décrire les tourments éprouvés par Claude Frollo, l’archidiacre de Notre-Dame, dans « Notre-Dame de Paris », fou de désir pour la jeune Esmeralda dont le nom comporte toutes les lettres du prénom d’Adèle.
© Danièle Gasiglia-Laster
Vidéo avec un extrait de cette lettre.
« Jeudi 24 [janvier].
Ton Victor ne s’occupera ce soir que de toi. Chère amie, il y a juste une semaine à cette heure que nous allions chacun de notre côté à ce bal où ton mari devait tant souffrir de ne pas porter ce titre aux yeux de tous. Si tu avais été à moi, Adèle, je t’aurais emportée dans mes bras loin de tous ces importuns, j’aurais veillé pendant que tu aurais dormi sur ma poitrine, cette triste nuit aurait été moins douloureuse pour toi, mes soins et mes caresses auraient calmé tes douleurs. Le lendemain tu te serais éveillée à mes côtés, tout le jour tu m’aurais vu à tes pieds, prêt à prévenir tes moindres désirs, et à chaque nouvelle souffrance j’aurais opposé un nouveau soin. Au lieu de tout ce bonheur, ma bien-aimée Adèle, que de gênes ! que de contraintes !
Cependant cette torture n’a pas été sans quelque enchantement. Lorsque après avoir longtemps épié un moment de solitude et de liberté, je pouvais entrer sur la pointe du pied dans ta chambre et m’approcher de ce lit où tu reposais si jolie et si touchante, va, j’étais bien récompensé de l’ennui du bal et de l’insipidité de tout ce monde d’étourdis et de folles. Il ne m’eût été permis que de baiser tes pieds que c’eût été pour moi un bien grand bonheur. Et si, après m’avoir longtemps repoussé, tu m’adressais enfin une parole douce et émue, si je pouvais lire dans ton regard charmant et demi-voilé un peu d’amour pour moi au milieu de tant de souffrances, Adèle, alors je ne sais quel mélange de tristesse et de joie s’emparait tumultueusement de tout mon être, et je n’aurais pas donné cette sensation déchirante et délicieuse pour toute la félicité des anges.
L’idée que tu étais ma femme et que cependant c’était d’autres que moi qui avaient le droit de t’approcher, me désolait. Oh ! il faut que ces contraintes soient bientôt brisées, il faut que ma femme soit ma femme et que notre mariage devienne enfin notre union. On dit que la solitude rend fou, et quelle solitude pire que le célibat ? Tu ne saurais croire, chère amie, à quels inconcevables mouvements je suis livré ; la nuit, dans mes insomnies, j’embrasse mon lit avec des convulsions d’amour en pensant à toi ; dans mes rêves, je t’appelle, je te vois, je t’embrasse, je prononce ton nom, je voudrais me traîner dans la poussière de tes pieds, être une fois à toi, et mourir.
Adèle, mon amour pour toi est pur et virginal comme ton souffle, mais sa chasteté même le rend plus brûlant, il me dévore comme une flamme concentrée, mais c’est un feu sacré qui ne s’est allumé que pour toi et que toi seule as le droit de nourrir. Pour tout le reste de ton sexe je suis aveugle et insensible. J’ignore si telle femme est belle, si telle autre est spirituelle, je l’ignore comme la glace de cristal devant laquelle elles passent pour s’admirer. Je sais seulement qu’il y a parmi toutes les femmes une Adèle qui est le génie heureux de ma vie et dans laquelle je dois placer toutes mes vertus comme toutes mes jouissances. Chère amie !… Et notre bonheur dépend de si peu de chose !…
Ce que tu me dis dans ta dernière lettre sur la nuit du 17 m’a bien touché. Va, si mes soins peuvent te guérir, sois tranquille, bientôt j’aurai le droit de te les prodiguer, ou ma volonté et ma vie seront brisées comme un verre. Songe que ton Victor est un homme et que cet homme est ton mari.
Est-il vrai, mon Adèle, que, dans cette fatale nuit du 29 juin tu serais accourue dans mes bras si tu avais été libre ? Oh ! combien cette idée m’eût consolé dans ce moment de désespoir, et combien elle est douce pour moi aujourd’hui même que les premiers instants sont passés et que les témoignages de ta tendresse généreuse ont cicatrisé cette cruelle plaie ! Que ne peux-tu pas sur moi et que n’es-tu pas pour moi ! Peine et joie, pour moi tout vient de toi, tout descend de mon Adèle. Avec toi le malheur est doux, sans toi la prospérité est odieuse. Pour que je consente à marcher dans la vie, il faut que tu daignes être ma compagne. Oui, mon Adèle adorée, tu peux tout sur moi avec un sourire ou une larme.
J’ai une grande faculté dans l’âme, celle d’aimer, et tu la remplis tout entière ; car auprès de ce que j’éprouve pour toi, l’affection que je porte à mes amis, à mes parents, que je portais à mon admirable et malheureuse mère, cette affection n’est rien. Non que je les aime moins qu’on ne doit aimer des amis, des parents et une mère, mais c’est que je t’aime plus que femme au monde n’a jamais été aimée, et cela parce que jamais nulle ne l’a mérité comme toi.
Adieu pour ce soir. Je vais me coucher tranquille (car on m’a dit que tu te portes bien) à la même heure où je tremblais d’inquiétude et de pitié il y a huit jours. Adieu, mon Adèle bien-aimée, je t’embrasse. Je vais baiser tes cheveux adorés que tu m’as donnés et dont je ne t’ai pas remerciée, parce qu’il n’y a pas de paroles pour exprimer ma reconnaissance d’un don aussi précieux. A des gages d’amour aussi touchants, je ne puis répondre qu’en m’agenouillant devant toi et en te priant comme mon ange gardien pour cette vie et ma sœur pour l’éternité. Adieu ! adieu ! Mille et mille baisers. »
Sélection de lettres entre Victor Hugo et Adèle Foucher en 1822